Quand des tortues squattent le nid des cygnes
C’est un peu une histoire de coucou, cet oiseau que l’on entend bien dans nos forêts en cette période et qui aime élire domicile dans le nid des autres. Le coucou, à Strasbourg, c’est la tortue exotique. Et des observateurs s’émeuvent de les voir squatter des nids de cygnes au parc de la Citadelle.
Par Florent POTIER
L’histoire est connue des promeneurs depuis des lustres, mais cette fois c’est sur Facebook qu’elle rebondit à travers un post de Pauline Hart. « Vu aujourd’hui dans le parc de la Citadelle : un nid de cygne envahi de tortues de Floride… J’imagine que ce n’est pas très agréable pour le cygne (au point de mettre en péril la couvée ?) », écrit-elle, photos à l’appui. Sur la photo, on voit une dizaine de tortues affalées sur le nid autour du cygne en pleine couvaison.
C’est lors d’une promenade que cette résidente du quartier a observé la scène : « Je n’ai pas pu déterminer de loin si le cygne, en train de couver, était réellement incommodé, mais il avait évidemment moins de place ».
Les tortues ne s’invitent dans le nid qu’à certaines heures, quand le soleil pointe ses rayons. Sur place, nous avons bien constaté leur présence. Le cygne ne semble pas s’émouvoir de cette cohabitation un peu forcée. On sait que l’oiseau peut être agressif, on imagine qu’il n’hésiterait pas à faire table rase autour de lui. « Si le cygne avait été gêné, il aurait certainement décidé de changer d’emplacement », explique de son côté la LPO Alsace.
Une proie trop grande
C’est surtout pour les œufs et les cygneaux que les observateurs sont inquiets. La saison des naissances bat son plein chez l’espèce, après cinq semaines de couvaisons. Les tortues exotiques, carnivores, vont-elles attaquer ? Jean-Yves Georges, le spécialiste des tortues à Strasbourg, directeur de recherche à l’Institut pluridisciplinaire Hubert-Curien du CNRS , rassure : « La crainte pour les œufs est infondée : les tortues exotiques ne mangent que ce qu’elles trouvent dans l’eau. Même s’il y a eu des observations de tortues qui entraînaient par le fond des canetons pour les manger, cela ne me semble pas possible pour les cygneaux : lorsqu’ils vont sur l’eau pour la première fois, ils sont déjà trop grands pour être la proie des tortues exotiques. »
Selon le plus récent comptage du programme de recherche TortuEEES fin 2021, le parc de la Citadelle abrite 56 tortues de 11 espèces différentes. À l’Orangerie, ce sont 28 individus de 10 espèces. Le spécialiste identifie la tortue de Floride sur les photos, notamment la sous-espèce Trachemys scripta elegans et une autre, Pseudemys concinna.
Tout juste ont-elles parfois tenté de taquiner quelques petits cygnes, se souvient Maryam Beigbaghban, Strasbourgeoise militante de la cause animale. « Les tortues de Floride que l’on retrouve à la Citadelle, à l’Orangerie et au Bon Pasteur sont capables d’engloutir un petit caneton, un bébé poule d’eau et de pincer les palmures des cygneaux. C’est tout. Si la future maman cygne se sentait menacée, elle ne cesserait de les chasser. »
Trop de cygnes ?
Jean-Yves Georges voit dans cette situation quelque chose de normal en milieu urbain : « La tortue de Floride aime s’installer dans les habitats favorables. Elle cherche des lieux d’insolation. » Et le reptile a trouvé dans ce spot un lieu de bronzette idéal pour lézarder par ces beaux jours. « Sinon, les tortues seraient aussi parties, car elles n’aiment pas être dérangées. Il suffit de voir comment elles se jettent à l’eau quand on s’approche d’elles dans les parcs. » « De plus, analyse Jean-Yves Georges, sur certaines berges, les cygnes sont une nuisance : si l’œuf est cassé ou le poussin mangé, ça peut arriver mais ce n’est pas un drame, il y a trop de cygnes dans la zone urbaine. »
La LPO Alsace suggère quoi qu’il en soit le développement de plateformes dédiées aux tortues dans les parcs pour éviter ces cohabitations entre plumes et carapaces. À l’Orangerie, des barrières ont été dressées pour protéger les cygnes en pleine couvaison. À cet endroit, c’est la présence des humains qui peut déranger l’espèce. Pas question de les laisser s’inviter dans les nids.
Strasbourg – Des tortues (vraiment) envahissantes ?
Les tortues exotiques envahissantes sont un sujet qui dort bien dans sa carapace à Strasbourg. Maintes fois évoquée, leur stérilisation et leur déplacement vers un sanctuaire n’est pas encore en application. « Chaque chose en son temps. C’est une situation complexe », tempère Marie-Françoise Hamard, conseillère municipale aux animaux dans la ville. Le sanctuaire final pourrait être le zoo de l’Orangerie en pleine reconversion, nous expliquait une source proche du dossier à la mairie. La Ville s’inspirerait alors de Mulhouse et de Lyon, où les zoos recueillent les tortues abandonnées par les habitants.
« Il y a des gens qui les relâchent dans les parcs pour s’en débarrasser, sans avoir conscience de leur impact sur la nature. La tortue de Floride est une espèce invasive, c’est-à-dire capable de s’accommoder, de se reproduire, de consommer les ressources et d’exclure d’autres espèces de son territoire », décrit le spécialiste Jean-Yves Georges. « La question de la stérilisation est pertinente, on a la preuve de leur reproduction. » La tortue de Floride est par ailleurs classée sur une liste rouge mondiale d’espèces invasives et interdite à la vente libre en France.
Mais le scientifique dessine aussi une autre voie : « Ces tortues ont un rôle social majeur : elles permettent aux humains de se connecter à la nature, de s’émerveiller en les observant. C’est à prendre en compte ». Plutôt que de courir derrière la préservation du système naturel (qui plus est, forcément artificiel puisque situé en ville), l’idée serait de « faire des parcs urbains un havre d’expression des rapports bienveillants aux espèces exotiques envahissantes », envisage le chercheur dans Quand l’écologie s’urbanise (Éditions UGA). Voire d’y réintroduire la cistude, une tortue d’eau douce : « La Ville pourrait s’inspirer de l’exemple de la réintroduction de la cistude dont j’effectue le suivi scientifique à Lauterbourg. Ce serait l’illustration du retour du patrimoine naturel européen à Strasbourg. Mais ça ne fonctionnera que si l’environnement urbain est de qualité (eau, arbres) ».
© Dernières Nouvelles d’Alsace, 24 mai 2022. – Tous droits de reproduction réservés